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Une odeur de terre se mélangeait à l’humidité. Des gouttes tombaient depuis la voûte et formaient une petite flaque aux pieds de Kevin Matters. Il était assis sur une pierre ronde, à l’angle de deux corridors.
Le temps ressemblait à ces champignons qui couraient sur les étais de bois : dilatés jusqu’à se perdre dans les fissures. Il ne savait plus depuis quand il attendait dans ce couloir obscur. Le lieutenant leur avait dit de se poster là pour avoir une vue sur le passage et d’éteindre leur lampe afin de ne pas être repérés et de pouvoir suivre à distance leur éventuelle cible. Mais Matters n’en pouvait plus de l’obscurité. Elle devenait si oppressante au fil des heures que les sons prenaient substance : le goutte-à-goutte devant lui était devenu presque visible, à force de l’entendre, de l’anticiper. Matters avait fini par rallumer sa lampe, en l’orientant vers le bas, pour scruter les parois et distraire un peu son ennui.
Si quelqu’un devait arriver par l’escalier de la tour est, Matters était certain qu’il l’entendrait descendre et aurait le temps de couper sa lumière. Simple question d’attention.
Devait-il vraiment attendre qu’on s’approche ? Y aurait-il quelqu’un pour venir dans ces souterrains ce soir ? Il n’en était pas convaincu. Pourquoi crois-tu ça ? Parce que tu sais qui est ce tueur ? Matters se dandina sur place, pas à son aise. Il refusait d’aborder cette question qui flottait à la lisière de sa conscience depuis un moment déjà.
Et s’il connaissait le tueur ?
Arrête. N’y pense pas, c’est stérile. Ça ne rime à rien, tu ne peux pas le connaître... En était-il si sûr ? Alors pourquoi ne parvenait-il pas à se débarrasser de cette boule dans le ventre ? Que sentait-il au-delà des certitudes ? Qu’avait-il en tête ?
C’est impossible !
Déjà mieux. On accepte l’existence de l’hypothèse. Non, bien sûr que non. Son nom. Allez. Dis-le.
Ça n’a aucun sens ! Qu’est-ce que je fais ? Je n’ai pas à y penser ! Son nom, juste son nom, dis-le.
Le Soigneur. Non. Non, non, je perds les pédales, c’est tout.
Tu le sais. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Cesse de t’aveugler. Tu as le doute en toi depuis ce matin.
Matters soupira bruyamment.
Je dois me concentrer, j’ai une mission ici.
Tu sais que les preuves commencent à s’accumuler. Les fuites proviennent de la PM, il ne peut en être autrement. Le tueur a toujours une longueur d’avance, comme s’il savait ce que Frewin veut faire. Il y a un moment où il ne faut plus s’aveugler.
Il est très malin, voilà tout.
Pas à ce point, tout de même.
C’est un génie du Mal.
Le Mal ? Pratique n’est-ce pas ? Pour ranger tout ce que tu ne veux pas voir, que tu n’es pas capable d’assumer. Et si le Mal n’était constitué que des démons intérieurs que l’homme n’est pas prêt à voir en face ?
Qu’est-ce qui me prend ? Je joue à quoi ?
À te voir en face. Au jeu de la vérité. Ta conscience contre le mensonge dans lequel tu te construis. Et c’est l’heure de savoir lequel des deux va prendre le dessus pour les années à venir.
Je ne connais pas le tueur !
En es-tu si sûr ?
Je ne sais pas ce que tu veux !
Tu l’as laissé entrer en toi. En tes amis.
Arrête !
Pour assouvir tes viles passions, tu as ouvert la porte au monstre, pour qu’il les dévore pendant leur sommeil. Non !
Coupable tu es. D’avoir cédé. Non...
Mais tu as encore une chance de te racheter. Matters tremblait.
Encore une infime chance de ne pas laisser le monstre triompher.
Matters pleurait à chaudes larmes. Il savait tout ça. Il le savait...
La dualité s’étouffa en lui alors qu’il se levait de sa pierre.
Il sut ce qu’il devait faire.
Et il s’élança dans les ténèbres.